Labourier : le plus américain des jurassiens
Fils d’un fabricant de machines à coudre et passionné de mécanique, Jules Labourier s’installe sur la commune de Mouchard (Jura) en 1912. Persuadé de l’avenir du tourisme automobile, il construit quelques autocars et organise des excusions. Cet élan sera interrompu par la Guerre de 1914-18 : Jules Labourier y sera mobilisé en qualité de chauffeur militaire. Cette affectation va bouleverser ses projets…
La revente des surplus américains : une belle opportunité.
Une fois la paix revenue, Jules Labourier abandonne le secteur du transport de personnes pour celui du véhicule utilitaire. Ayant découvert les aptitudes des camions-tracteurs Four Wheel Drive (FWD) type B 4×4 de l’armée US, vendus à bas prix dès 1920 au titre des surplus militaires, il les rachète en quantité et met également la main sur tous les stocks possibles de pièces de rechange. A l’instar de Willème avec Liberty et Lavigne avec AS, Labourier se lance dans le négoce de camions made in USA. Pour entreposer le fruit de ces collectes, il agrandit ses locaux et devient tout naturellement représentant de la FWD Co Ltd sur le sol français.
Au début des années 30, les exigences des clients évoluent et Jules Labourier ne peut plus se contenter de vendre ses FWD tels quels : Il étend donc son activité en modernisant et en multipliant les reconditionnements de châssis. Il construit aussi ses propres carrosseries et équipements et conçoit des pièces d’adaptations spécifiques pour des transformations à la demande, notamment les chasse-neige et les tracteurs forestiers, qu’il vend avec succès depuis 1923.
Naissance de camions labellisés « Labourier »
A partir de 1932, Labourier va sortir un véhicule suffisamment retravaillé pour être commercialisé sous sa propre marque. Il sera nommé BT (abréviation de type B Transformé). Dans la foulée, l’entreprise sortira un modèle routier 4×2 à châssis surbaissé, doté d’un pont arrière FWD et d’un essieu avant de fabrication « maison ». Baptisé JL (initiales de Jules Labourier), ce véhicule est proposé avec un large choix de carrosseries : plateau, plateau ridelles, ridelles bâchées, fourgon tôlé, bennes, fourragère, plateau laitier. En 1934, le constructeur travaille même sur le prototype d’un camion à traction avant : ce véhicule ne sera pratiquement pas produit mais les études menées pour le développer vont servir, après-guerre, sur d’autres modèles de la marque.
Devenue une véritable petite entreprise, le site de Mouchard abrite désormais une chaudronnerie, une forge et un atelier de montage et d’usinage. Les activités de tôlerie, carrossage et adaptations en tous genres ne manquent pas mais la production de camions reste très faible : à la veille de la 2e Guerre Mondiale, on l’estime à une trentaine d’unités par an.
Guerre et après-guerre : encore un parfum d’Amérique !
Pendant l’occupation allemande, l’usine vivote en montant des gazogènes Gohin-Poulenc. A la libération, l’entreprise n’est pas intégrée au Plan Pons, en raison sa production d’avant-guerre très limitée. En marge du Plan, Labourier n’a donc pas accès aux matières premières et n’est même plus habilité à fabriquer des véhicules ! En réalité, le jurassien va relancer sa production sans jamais être inquiété par l’administration qui le trouve probablement trop insignifiant. Dès 1946, Jules Labourier et son fils Serge, vont mettre à profit les relations privilégiées qu’ils entretiennent depuis de nombreuses années avec la firme FWD. Durant la guerre, le constructeur américain a produit le HAR 4×4, un camion-tracteur militaire moderne, utilisé par l’armée britannique mais très peu présent sur le sol français. Ne pouvant réitérer une campagne d’achat de surplus comme l’a fait son père en 1918, Serge Labourier se rend aux Etats Unis, afin de rencontrer les dirigeants de FWD. Il va y négocier un contrat de représentation exclusif, ce qui lui permettra d’acheter directement à la source, des châssis, boîtes, ponts et transmissions de véhicules HAR neufs, soit quelque 600 tonnes de pièces.
Montés à Mouchard à partir de 1946, les châssis HAR sont « dieselisés» en plusieurs motorisations possibles : le moteur Labourier licence Douge, le moteur CLM, puis les moteurs Unic ZU et – sur demande – les moteurs Berliet MDY et MDX. Ce camion, rebaptisé HAR-D, va remplacer le modèle BT d’avant-guerre et sera le véhicule phare de la renaissance de Labourier ! Dès 1947, le capot et la calandre d’origine FWD sont remplacés par un museau modernisé et une calandre arrondie, conforme à l’esthétique des années 50 (voir photo ci dessus). Fidèle à sa réputation, le constructeur continue à livrer des camions « cousus mains » à la demande du client. Chaque modèle, parfois à travers un petit détail, est quasiment unique en son genre.
Afin de diversifier sa gamme, l’entreprise propose le HARD en version 6×6 et modernise le châssis JL, renommé JL3 NM. A partir de fin 1957, un JL3 B avec moteurs Berliet MDY sera également disponible. Labourier propose aussi à cette époque, des châssis surbaissés à traction avant : le TAD et son petit frère le TAL.
Entre 1950 et 1955, le constructeur va s’inspirer à nouveau de son cousin d’Amérique en intégrant des organes FWD série U dans ses nouveaux modèles lourds, qu’il baptise SUD et HUD. Des versions équipées de moteurs et boîtes Berliet seront proposées sous le nom de SUDB et SUDB 6×6
De Jules à Serge : le tournant des années 60
A la fin des années 50, l’entreprise est à son apogée : quelque 600 personnes sont employées sur quatre sites : Mouchard, Besançon, Gray et Baume-les-Dames. Afin de moderniser la gamme, Serge Labourier, qui a succédé à son père à la tête de l’entreprise, souhaite un châssis léger de 3 tonnes utiles. C’est en effet ce type de tonnage qui correspond à la catégorie la plus vendue en France à l’époque. Ainsi vont naître les petits TL2 et TL3 (photos ci dessous), pourvus d’un moteur Indénor Peugeot. Le bureau d’étude Labourier réalise son premier châssis totalement exempt d’organes FWD !
Ces petits utilitaires TL seront construits à 120 exemplaires environ. Ils ne font pas le poids face à une concurrence qui possède un potentiel de production infiniment plus élevé que la petite usine jurassienne. En patron avisé, Serge Labourier oriente délibérément son entreprise vers le « marché de niche » des véhicules spéciaux, notamment celui des tracteurs que les paysans peuvent désormais s’offrir, grâce aux facilités de paiement du Crédit Agricole. le sigle Labourier, orné d’un sapin et de deux épis d’orge, symbolise plus que jamais l’orientation forestière et agricole du constructeur.
Les véhicules de débardage et de déneigement, adaptés aux besoins régionaux, sont également très appréciés : le constructeur jurassien en produira plusieurs centaines. Les camions routiers seront abandonnés à la fin des années 60 mais les petits engins agricoles et spéciaux vont perdurer jusqu’en 1975 voire même 1985, grâce notamment au succès du « Motochar », un véhicule de manutention à poste de conduite avancé et découvert. Aujourd’hui, Labourier ne fabrique plus de matériel roulant mais se consacre à la petite mécanique et à la taille des engrenages.