La circulation en 1900 : cohabitation et autophobie
Après des débuts hésitants, les voitures automobiles s’imposent aux côtés des charrettes à traction animale. Malheureusement, ce progrès naissant va devoir composer avec les autres usagers de la route. Nous vous invitons ici à remonter le temps, à travers les publications et archives de la Belle époque.
Rapides évolutions
A partir de 1894, la construction de voitures sans chevaux connaît en France un véritable engouement : les fabricants « pionniers » appartiennent à des milieux divers (métallurgie, textile…). Ils ont en commun un grand enthousiasme et la passion de la mécanique. Quant aux premiers clients – à l’aise financièrement – ils sont pour la plupart, anticonformistes et aventureux, souvent qualifiés d’excentriques par le commun des mortels.
Quelques chiffres :
- En 1899, circulent officiellement : 1 672 automobiles en France
- En 1913, le nombre passe à : 90 959 automobiles en France
Cette augmentation va de pair avec les progrès techniques. Les tacots pétaradant des débuts héroïques se perfectionnent et leur conduite est moins hasardeuse. Avoir une automobile devient alors un véritable marqueur social auprès d’une classe aisée qui se veut moderne.
Ci-dessous : 17 ans seulement, séparent ces deux modèles Rochet Schneider !
En moins de deux décennies, les amélioration sont immenses (motorisation, allumage, démarrage, carburation…). Le châssis en lui-même se métamorphose : « On voit les roues s’abaisser pour rendre la voiture plus stable, s’égaliser pour permettre l’interchangeabilité des pneumatiques. L’empattement s’allonge pour rendre le roulement plus doux, la voiture moins volage aux grandes allures. La direction se transforme, le capot s’allonge, l’informe embryon du début a donné le jour à un produit élégant et robuste, à la fine silhouette et aux harmonieux contours » (La Pratique Automobile – janvier 1906).
Premiers dérapages…
Plus lourdes, plus puissantes, plus confortables, les voitures peuvent déjà rouler vite – 50 km/h voire davantage – et leurs conducteurs ne sont pas toujours prudents. Dans les années 1890, le passage d’un véhicule à moteur était encore une rareté qui suscitait la curiosité et souvent l’émerveillement. L’effet de nouveauté va faire place très vite à une exaspération, alimentée par un accroissement d’accidents et de nuisances que la presse écrite va relayer avec moult détails.
Tous les coups sont permis !
Charrettes, troupeaux, chiens et volailles, animaux de bât, piétons, bicyclettes… Partager la route n’est pas une mince affaire lorsque cohabitent des usagers si disparates !
La situation est inédite et face au vide juridique, plusieurs riverains vont se faire justice eux-même. Les faits sont souvent graves… mais parfois cocasses ! les journaux se plaisent notamment à narrer des mésaventures d’automobilistes « écraseurs de poules » pris à parti par les paysans et prêts à payer le prix fort pour se tirer d’affaire. Certains journalistes vont jusqu’à accuser lesdits paysans de jeter intentionnellement leurs volailles sous les roues des chauffeurs.
« Le rural n’est point sot, certes, mais il a l’instinct malfaisant
Et ses mains aux rudes ampoules, pour augmenter ses capitaux
Sournoisement lancent des poules sur le passage des autos
L’homme surgit, fait du tapage, beugle, s’arrache les cheveux
Et benoîtement l’équipage, sans hésiter, comblant ses vœux
Croit accomplir une œuvre pie en remboursant 15 ou 20 francs
Le poulet malencontreusement occis (Poème satirique – L’Automobile 1909)
Beaucoup plus grave, la presse relate aussi des jets de pierre, voire des coups à fusil à l’encontre des automobiles. Des pièges prémédités et dangereux sont également dénoncés, comme la mise en place de troncs ou de parpaings à la sortie d’un virage. Certains ruraux pousseraient la détestation jusqu’à tendre solidement un fil de fer en travers de la route, à hauteur de tête du conducteur.
Parmi les faits divers de 1899, on découvre qu’un individu ingénieux a même fabriqué un arbre-piège, qu’il pouvait abaisser et relever au gré de ses « attentats ».
L’autophobie : un mot nouveau
Le terme « autophobie » est utilisé dès 1898. Il qualifie non seulement les particuliers mais aussi les institutions et administrations diverses. Afin de pallier aux problèmes inédits entre usagers de la route, les maires de plusieurs localités vont prendre des mesures jugées « autophobes » par les conducteurs (limitation drastique de la vitesse, amendes diverses… ). En réaction, les journaux dédiés à l’automobilisme dénoncent ces restrictions qu’ils estiment rétrogrades et discriminatoires. Le magazine « La Vie Automobile » lance même des appels au boycott de certaines communes :
L’ACF et sa Commission de Contentieux
Fondée fin 1895, l’Automobile Club de France (ACF) a pour objectif de promouvoir l’automobilisme face à une opinion publique pour le moins réfractaire. Face au manque de réglementation, elle crée une Commission de Contentieux, composée d’avocats et de spécialistes du droit et de la fiscalité. Cette aide est la bienvenue pour rééquilibrer les décisions des tribunaux, dénoncées comme notoirement autophobes. A titre d’exemple, voici l’extrait du préambule d’une décision rendue en 1906 par un Juge de paix de Paris :
« Attendu que le devoir primordial du conducteur est de prendre toutes les précautions pour ne pas gêner la circulation de ceux qui vont à pieds et qui – originairement – étaient les véritables maîtres du chemin (…), que les automobilistes ne peuvent pas considérer les piétons comme un troupeau qu’on chasse et qu’on peut meurtrir, estropier, occire à merci (…) Attendu enfin, que jamais le passant n’a tort, puisque les voies sont faites pour lui avant d’être destinées aux chauffeurs… »
Les conducteurs accusés d’arrogance
A l’instar de l’ACF, les adversaires de l’automobile s’organisent de leur coté : dès 1907 apparaît une « Société Protectrice contre les excès de l’Automobilisme » à l’initiative de quatre professeurs de Droit à la Faculté de Paris. Au-delà des nuisances factuelles (vitesse, accidents, fumées etc), c’est le comportement méprisant des automobilistes qui est pointé du doigt. On peut ainsi lire dans une de leur publication « qu’il convient d’assurer la défense des petits et des humbles contre les abus de la « richesse roulante » aussi irritants que scandaleux ».
Une galerie d’images très évocatrices.
Le « phénomène automobile » est un sujet en or pour les illustrateurs et les caricaturistes de presse. Lorsque l’on feuillette les journaux d’époque, on est frappé par les dessins humoristiques qui soulignent de façon évidente l’origine sociale des antagonistes. Les automobilistes affichent des allures de « sportmen » ou d’aristocrates… contrairement aux « victimes » croqués sous des traits populaires, balourds, souvent grossiers.
Au delà des polémiques, des caricatures et des dessins satiriques, l’autophobie est une réalité qui va s’intégrer naturellement dans la société des années 1900 pour atteindre son apogée à la veille de la Première Guerre mondiale. Une publicité pour le verre Triplex peut résumer à elle seule cette époque de transition vers le progrès : Une dame bien à l’abri dans sa voiture « coupé-chauffeur », fait fi du jet de pierre d’un piéton et continue sa route comme si de rien n’était…